D’abord un par un, individus du maquis. Hercule châtaigner mort sur fond bleu vif. Forêt moussue verte et écorce cuite. Jeune cadavre végétal étêté. Colosse argenté au tronc lisse et rond, à étreindre, à caresser. Je suis déjà venue ici.
Un autre châtaigner, branches cassées, bras coupés. Jeunes feuilles dorées répandues à ses pieds, tendreté du jaune, bleu de tempête, vert de pluie. Corps ligoté au barbelé des ronces. Arbres monuments aux bras gourds, assaillis de broussailles, saisis comme à Pompéi dans l’élan d’un instant.
Vu de biais : châtaigner toujours, imposant, veiné, dressé. Bleu cru d’été. Mousse ocre d’automne. Déploie une saison après l’autre l’envergure brisée, les branches creuses, la rondeur trapue du tronc, le cri du bois sec.
On entre dans le sous-bois. Pins shakespeariens alignés en ordre de marche, jeu d’échecs, forêt verticale. Se glisser entre les corps calcinés, braises et fantômes dans le théâtre de la plaine. Ombres détachées sur tison glauque, l’odeur des cendres, difficile de respirer. Ecarter les branches à tes risques. Rouler sur les aiguilles.
Plus loin, plus tard. L’angle a changé. C’est une colline plus haute. D’un œil qui vient de s’éveiller. L’œil de qui a trop dormi. Sieste interrompue par canicule. La grange est de biais dans un coin du tableau, dans un coin du ciel. Ecrasée de lumière dans le cru de l’été. En contre-bas j’imagine la mer, pour respirer.
Puis c’est à gauche, dans le coin gauche, une grange à flanc de colline. Un coin de grange en équilibre dans l’air du soir. Le soleil grésille tant qu’on ne sait plus quelle heure il est. Mirage de solstice, lune rêvée à midi, bleu si foncé, si profond qu’on dirait la nuit et l’océan ligués. Bleu franc qui fait plisser les paupières. Le spectateur aveuglé se laisserait choir dans ce champ-là, pour mieux voir dans le brasier de paille ce qu’on ne distingue pas les yeux ouverts. Retourner en son sein le regard. Qu’y voit-on?
J’entends le frisson de tes pas dans la paille. Entre deux granges c’est le toit d’une maison qui se fraye un chemin en surplomb. Qui habite ici? C’est encore la profondeur du bleu qui nous trompe. Nuit? Jour? Soirée d’été où le soleil met un temps infini à descendre et tes épaules sont encore chaudes de la chaleur du jour, même quand le ciel est enfin refroidi. Les toits jaunes sont des diamants qui ruissellent, des miroirs, des échos.
Alors on lève la tête et tout disparaît. Ne restent que les oiseaux. Leurs ailes s’écartent comme des signes chinois échappés du Zao Wou-Ki de mon enfance. Relief de ciel suturé en son centre. L’iridescence est une cicatrice sur le fond sans fond. Éclate un vol de palombes qui semblent se disperser comme au coup du canon. Le ciel est bleu-venteux, blanc nuageux, rose presque indien de blés incendiés. Ou crânement orangé ocre de sirocco, vert d’orage maladif, jaune explosion où les oiseaux crépitent comme des signes kabbalistiques d’une légèreté insoutenable, d’une indolence de qui sait aller où le vent l’emporte. Des oiseaux comme des feuilles mortes, le cœur tourné en grand huit.
Le ciel est saturé d’eau maintenant, de buée, de vapeur de Méditerranée. Livrés à la fureur mais respirant enfin, il y a dans ces palombes une force métaphysique qui échappe même au romantisme. On en aura confirmation dès qu’elles auront disparu : au-dessous du ciel opaque ne reste que la grange vide. Paysage désaffecté, rien n’arrête plus ton œil que la radicalité du bleu, du jaune. Tu y plonges profondément.
Là et là, chapelets de ronces enserrant les ruines, interdisent l’entrée de maisons devenues tombeaux. Barbelés d’épines, propriétés condamnées.
Encore plus loin, tout au bout du haut plateau, c’est toi l’oiseau maintenant. Essoufflé, juste avant la falaise, c’est une bergerie qui flambe au soleil, taule rougie de cagnard, combustion lente de juillet. Tu tentes de gonfler tes poumons avec cet air de myrthe et d’immortelle. Ça se décolle doucement en toi. Ça pénètre lentement. Cette force. Ce jaune délavé de crépuscule. Cette taule rouillée ardente. Cette odeur de l’infini. Cet horizon qui pèse comme avant la foudre, et qui ne se décroche jamais.
Claire Legendre, 2018